Il referma la porte et se mit à ranger un peu machinalement autour de lui. Il nettoya les tasses, les remit dans le placard après les avoir essuyées, rangea la boîte de sucre. Il inspecta une dernière fois la pièce afin de voir que tout avait retrouvé son état et éteignit la lumière du séjour. Il alla vers la salle de bains où les serviettes encore humides avaient été jetées à même le sol. Il les posa sur le radiateur mural et, à l?aide d?un petit chiffon, épongea un peu les gouttes d?eau qui avait sauté depuis la douche sur le sol. Il se brossa les dents devant le grand miroir. Il n?osa regarder l?image face à lui. La chambre était plus en désordre. Les draps et couvertures étaient tombés au pied du lit. Il les sépara, les secoua et les remit sur le lit. Il les changerait le lendemain. Il avait la flemme de le faire maintenant et puis, de toute façon, ceux-ci n?avaient pas été souillés.
Il se mit au lit. Il lui sembla froid. Il se recroquevilla sur lui-même. Il avait mal au dos et eut du mal à trouver une position lui permettant de relâcher un peu ses muscles.
Il avait la poitrine prise d?un poids dont il n?arrivait pas à se libérer. Le sommeil arriva après de longues minutes.
Il se réveilla le lendemain mal à l?aise. L?impression d?étouffement le reprit rapidement. Ainsi que cette douleur de dos coincé.
Il se leva et, machinalement, reproduisit les gestes qu?il effectuait chaque matin au réveil : d?abord, ouvrir les volets de la chambre afin de regarder la couleur du temps. Aujourd?hui, il ne ferait pas trop moche, le ciel était bleu pâle. La fraîcheur de l?extérieur pénétra dans la chambre et le frigorifia. Il sentit son dos se rétracter sur lui-même et la douleur qu?il avait un peu oubliée lui revint d?autant plus persistante.
Il alla vers les WC et s?assit sur la cuvette. La longue coulée de pisse qu?il évacua eut un effet décompresseur sur son dos. Pourtant, il eut du mal à se relever.
Il se dirigea vers le séjour et ouvrit les volets. Il referma rapidement la fenêtre de la pièce, l?appel d?air effectué dans l?appartement depuis la fenêtre de la chambre répandit une sensation de froid dans tout l?appartement. Il frissonna. Il mit du lait sur le feu et versa une grande dose de chocolat en poudre dans un bol. Il regarda le lait se réchauffer peu à peu avant de laisser apparaître des petites bulles sur la surface, annonçant le début de l?ébullition. Lentement, il fit couler le liquide sur la poudre cacaotée et s?assit sur la petite chaise en bois.
Il avait froid aux jambes.
Il regardait le lait bouillant évacuer une fumée blanche et longiligne, dégageant avec une agréable odeur de chocolat chaud.
Il revoyait l?image du jeune homme. Il lui avait trouvé énormément de charme. Un charme dont on a du mal à se défaire, parce que mystérieux et un peu étrange. Le nez un peu trop long, les yeux un peu trop rapprochés, la bouche trop épaisse ; chaque élément du visage mis séparément faisait ressortir un léger défaut, mais le tout mi-ensemble dégageait un intérêt indéniable.
Il avait essayé de se montrer le plus doux possible avec ce garçon plus jeune que lui. C?était sa première fois, celui-ci le lui avait écrit avant leur rendez-vous. L?échange ne devait pas être brutal, pouvant, par-là, le rebuter pour une éventuelle prolongation. Au contraire, il avait voulu être très tendre avec cet inconnu parce qu?il voulait lui exprimer ses sentiments muets. Et, ce matin, en y repensant, et malgré le départ précipité du jeune homme, il lui semblait avoir réussi à faire passer son message. Dans sa façon de l?avoir étreint, il lui avait prouvé toute son affection et l?envie de le connaître mieux un de ces jours. Qui sait, avec un peu de chance ? Honnêtement, il en doutait mais il espérait.
Sa principale crainte était que le garçon croit qu?il faisait ce genre de plan avec pas mal de personnes. Il ne lui avait pas dit que c?était pour lui aussi une première fois. Parce qu?il ne voulait pas mettre d?autres préoccupations dans le crâne du jeune homme. Le moment n?était alors pas aux explications, mais aux actes.
Car pour lui aussi, cette situation était tout à fait nouvelle.
Ayant assez des mecs qui interrompait leur correspondance après deux ou trois mails, il avait tenté le tout pour le tout en envoyant ce texte un peu racoleur sur le Mail de l?inconnu. Il ne savait si cela marcherait. Au départ, il avait essayé simplement d?être un peu différent de la plupart des messages adressés dans ce genre de correspondance. Il voulait éveiller un peu l?intérêt du garçon et le pousser à une rencontre. Après tout, c?était l?inconnu lui-même qui avait passé une annonce sur la messagerie du net. Il devait se douter qu?un jour quelqu?un lui répondrait.
Il ne savait pas vraiment pour quelle raison il avait répondu. Par hasard ? Pour la description de l?expéditeur sur lui-même ?
Celui-ci était jeune, c?était déjà un bon point. Il avait certaines fois répondues à des personnes plus âgées que lui, mais séduire quelqu?un de jeune avait toujours quelque chose de légèrement excitant. De différent en tout cas.
Le côté plan cul n?était vraiment pas ce qu?il espérait. Bien sûr, de temps en temps, il imaginait la situation, le côté bestial prenant le pas dessus l?aspect plus émotionnel, mais jamais cela ne fut dans ses priorités. Sa seule aspiration était de rencontrer un petit gars bien qui accepte de faire un bout de chemin avec lui.
Pourtant, à ce même instant, il se disait qu?il était peut-être devenu, aux yeux du garçon, un de ces mecs directs dont il n?aimait pas les annonces.
Au fond de lui, il savait qu?il avait très peu de chance de revoir ce garçon. Pourquoi ? Parce qu?en de mêmes circonstances, il savait qu?il réagirait de la sorte.
Mais aujourd?hui il ne voulait pas le croire. Il ne voulait pas y repenser en terme d?échec. Car ce serait bel et bien d?un échec personnel dont il s?agirait. Il voulait être positif, ce matin, regardant la fumée de plus en plus invisible de son chocolat refroidit.
Il but la boisson et nettoya les ustensiles sous l?eau froide.
Il regardait les gestes qu?il accomplissait, sans vraiment y penser. Ceux-ci lui apparaissaient comme singuliers. Quant on fait les choses un peu trop souvent, il arrive un moment où elles deviennent étranges. Jusqu?au moment où elles ressurgissent lentement comme normales.
Pourtant, il lui semblait que de plus en plus il avait du mal à retrouver l?aspect naturel des éléments. Il considérait tout ce qu?il faisait sans le moindre intérêt. Ou plutôt sans utilité.
A quoi bon faire son lit si personne ne le remarque ? Quel intérêt de nettoyer les traces d?eau tombées sur le sol si elles ne dérangent que vous-même ? Entre autres...
La journée au bureau fut sans conséquence.
Les obligations du boulot parvenaient de temps à autre à lui faire oublier le jeune garçon. Puis, l?image de celui-ci ressurgissait telle une vague dont on ne peut s?échapper.
Le soir, il fit un détour vers le magasin de disque.
Il se força à acheter quelque chose. Il rentra chez lui et mit le CD dans la platine. Il s?installa dans son fauteuil préféré pour écouter les notes de musiques qui lui parvenaient par à-coups, n?arrivant pas vraiment à capturer son attention.
La nuit était tombée. Il éteignit la chaîne hi-fi et alluma la télévision. C?était bientôt l?heure des actualités. Il se forçait à les écouter chaque soir, afin de se tenir au courant de l?évolution d?un monde devenu pour lui trop cruel. Certaines fois il se révoltait intérieurement contre une injustice, mais cela ne servait à rien. Il se sentait impuissant et ne pouvait porter sur ses épaules les horreurs de la nature humaine. Il essayait simplement d?être, lui, quelqu?un de juste avec les autres et cela lui demandait parfois énormément de force.
Il mangea devant le massacre d?une communauté dans un pays africain dont il ne retint pas le nom.
Il fit la vaisselle alors que la météo était annoncée. S?écartant de son activité un instant, il regarda d?un rapide coup d??il les températures annoncées pour le lendemain.
Puis il se remit dans le fauteuil et prit le programme télévisé. Il n?y avait ce soir rien de suffisamment attractif ou de non déjà-vu et il éteignit le poste.
Il chercha dans sa bibliothèque quelque chose à lire. Malgré le nombre impressionnant de bouquins qu?il possédait et n?avait pas lus jusqu?au bout par manque d?intérêt ou d?envie, rien n?attisa son attention.
Machinalement il alluma son ordinateur et se brancha sur Internet.
Pas de nouveau message dans sa boîte aux lettres électronique.
Il n?avait pas vraiment envie de naviguer sur les sites de rencontre, mais il s?y rendit au bout d?un moment.
Il ne savait trop pourquoi il faisait cela. Au départ il s?était simplement dit que c?était un moyen comme un autre de rompre un peu sa solitude. Après tout, la première appréhension passée, cela n?était pas plus dégradant que de fréquenter régulièrement un bar ou d?aller traîner en boîte dans l?espoir avoué d?y rencontrer un mec. Pourtant, il doutait de plus en plus que cette manière de rencontrer des gens soit vraiment efficace. Ou alors, pour rencontrer une personne bien, il eut fallu qu?il accepte de voir tous ceux qui lui envoyaient un message, même ceux qui ne lui plaisaient pas. Il n?en avait plus le courage. L?avait-il jamais vraiment eu d?ailleurs ? Les fois où il avait rencontré un mec par cet intermédiaire, il était tombé aussi bas que ses aspirations l?avaient mené haut. Non pas que l?autre, en face, soit systématiquement désagréable, mais il n?arrivait pas à vraiment échapper à l?idée que leur rencontre avait été forcée. Et par-là même, leur relation prenait une direction très peu naturelle.
Il voyait défiler les mêmes visages, les mêmes corps qu?il avait vus environ un millier de fois.
Pas de nouvel inscrit dans l?annuaire des petites annonces. Légèrement énervé, ou plutôt éc?uré il éteignit la machine.
Il était assis sur la chaise, face à un écran éteint. Les ombres de sa silhouette et de sa machine dessinaient de grandes traces foncées immobiles sur le mur en face. Lorsqu?il travaillait sur son ordinateur, il n?allumait jamais directement la lumière de la pièce, préférant être éclairé en contre-jour par celle du salon. L?éclairement direct était trop fort.
Sur sa gauche, la bibliothèque avait été récemment agrandie afin d?accueillir nombre de nouveaux bouquins achetés depuis son entrée dans cet appartement. Il aimait beaucoup les livres. Il aimait l?objet en lui-même. Il en appréciait la matière, le contact, l?odeur, la façon dont certains étaient reliés. Il avait conservé précieusement les ouvrages de sa plus tendre enfance, ne voulant clairement se séparer d?une part de lui-même. Ainsi, en ce lieu, le dernier Guillaume Dustan côtoyait bizarrement la collection complète des Fantômette en première édition. Il aimait cette disparité, il revendiquait le droit à être une personne aux multiples facettes. Il lui arrivait souvent de passer d?un chapitre de l?aventurière en chasse contre le Furet, son ennemi de toujours, à la dissection clinique d?une des multiples expériences sexuelles d?un écrivain narcissique.
En y réfléchissant bien, il se disait qu?il aimait d?ailleurs peut-être plus l?objet en lui-même que le fait de lire. Il avait souvent du mal à se plonger avec passion dans un livre. Cela lui était arrivé quelques fois, mais celles-ci étaient très rares.
Il se forçait souvent à terminer un ouvrage commencé. Nombre d?entre eux avaient d?ailleurs été abandonnés en cours de lecture à la vingtième ou la trentième page. Il serait sûrement moins onéreux, et moins encombrant en place, d?aller s?abonner dans une bibliothèque. Mais il n?avait jamais aimé les rares fois où il l?avait fait. Il trouvait que le fait d?emprunter un bouquin lui ôtait sa valeur d?objet unique et précieux. Il ne le désirait pas.
Il prit machinalement la biographie d?une actrice célèbre et en lut un passage, au hasard. Celle-ci avait eu un destin tragique, se donnant finalement la mort quelques temps après le décès accidentel de son fils. Cette femme avait eu un des destins les plus tragiques qu?il soit.
Pourtant, il ne pouvait pas ne pas l?envier : elle avait été belle, certains hommes s?étaient mis à ses pieds, on l?avait adorée. Peut-être n?avait-elle jamais reconnu la juste valeur de sa chance, peut-être aussi qu?au fond d?elle-même la douleur de perdre un être cher lui avait fait oublier tous les autres qui l?aimaient...
Peut-être d?ailleurs, se disait-il, lui-même, en de pareilles circonstances, aurait agi de la même manière.
En fait, la mort de cette femme lui paraissait une dernière étape dans cette vie mouvementée, mais pleinement vécue.
Vivre. Ressentir, éprouver, souffrir même. Autant d?émotions parfois terribles, paraissant insurmontables, mais réelles. L?actrice célèbre avait eu le courage d?aller au bout de ses actes, pleinement consciente de ses souffrances et de sa propre réalité.
Il remit l?ouvrage à sa place attitrée. Il se brossa les dents et se déshabilla. Enfoncé dans son lit, il ne trouva le sommeil qu?après un long moment.
Le lendemain le vit réitérer les mêmes gestes, et éprouver les mêmes sensations, bizarrement aux mêmes heures.
Il sortit du boulot assez tôt et rentrait directement chez lui.
Il se mit devant son ordinateur et écrivit :
« J?espère que tu vas bien.
Je voudrais simplement te remercier pour la soirée de l?autre jour.
Je sais que la situation ne doit pas être facile pour toi, que tu dois te poser pas mal de questions.
Je voulais simplement te dire que si tu as besoin de quoi que ce soit, tu peux compter sur moi. Peut-être que tu ne voudras plus jamais me revoir et je le comprends tout à fait. Tu n?as aucun compte à me rendre.
Mais je veux que tu saches que j?ai simplement essayé d?être honnête avec toi et que je n?ai aucunement voulu jouer un quelconque rôle pour simplement t?attirer dans mon lit.
Je pense qu?il n?y a absolument aucune culpabilité à avoir.
Si tu as des doutes, si tu te sens mal, si tu n?as personne d?autre à qui parler, penses à moi. Je sais bien que je puisse paraître à tes yeux l?entier responsable de la situation. Il se peut que tu m?en veuilles et je le conçois. Je préfère d?ailleurs que tu rejettes la faute sur moi que sur toi-même.
Je ne cherche aucunement à te remettre dans mon lit, je désirerai simplement que nous apprenions à nous connaître.
A bientôt, j?espère.
C. »
Il relut le message plusieurs fois, changeant un ou deux mots de place. Il ouvrit la boîte aux lettres de sa messagerie et mit le texte dans les envois en attente. Il referma le programme.
« Vous avez des messages placés dans votre boîte d?envoi. Voulez-vous les envoyer maintenant ? »
Il répondit non.
Il avait peur de l?envoyer. Il avait peur que l?autre ne lui réponde pas. Il savait qu?il ressentirait cela comme un profond rejet et qu?il retournerait la faute pleinement contre lui-même.
Le lendemain, il ne put se concentrer sur son travail.
Le soir, il ouvrit son ordinateur. Celui-ci lui reposa la question usuelle :
« Vous avez des messages placés dans votre boîte d?envoi. Voulez-vous les envoyer maintenant ? »
Il appuya sur l?icône OK.
Le bruit de la numérotation signifiant la connexion avec Internet. L?attente un peu longue de l?ouverture du compte client. Les petites briques apparaissant au moment de l?envoi du message.
Une première larme coula le long de sa joue.
(SUITE et FIN PROCHAINEMENT SUR LE SITE. ENVOYEZ-MOI VOS REACTIONS.)
(PS : Les parties 1 et 2 ont été mises sur le site les 09/03/03 et 14/03/03.)
Crescendo va le plaisir de la lecture ...
La sensible description du quotidien , gestes et décor , sert d'écrin à la confuse mais inexorable montée des sentiments .
Admirable .